L'Art de HU21
Par la photographe
Les nouvelles que l’on va lire sont ambitieuses. Artistes engagées, ces femmes venues d’horizons divers ont relevé́ le défi de donner un nouveau souffle à la littérature érotique en 2023, sans éluder les aspects politiques qu’elle revêt aujourd’hui.
En regard de chaque histoire, j’ai disposé un parcours photographique, en m’imposant pour seule contrainte de toujours donner le rôle de protagoniste à celle qui l’avait écrite. Chacune devient ainsi l’héroïne d’une autofiction photographique. L’image ne procède pas seulement d’une écriture, mais aussi d’un corps, photographié dans la peau d’un personnage. De cette situation naît un trouble, où je me suis engouffrée pour proposer à chaque fois, dans mes photos, une histoire qui reflète celle de la nouvelle mais ne l’illustre jamais tout à fait. Souvent l’image qui naît au contact de la nouvelle n’est pas tout à fait celle qui y est décrite.
Le cinéma a nourri mon approche, autant comme méthode de travail que comme univers de référence. La citation picturale joue un grand rôle dans mon travail, qu’il s’agisse des cinéastes experts de la forme – Alfred Hitchcock, Brian De Palma, David Cronenberg –, ou des grands photographes souvent antérieurs aux années 1990, comme Guy Bourdin, John Thorton, Erwin Blumenfeld, qui héroïsaient la figure féminine.
Ou encore des maniéristes, des peintres pompiers, des petits maîtres du xviiie siècle, en règle générale tous ces artisans de la beauté qui ont cherché la forme idéale. Pour moi, cette recherche est celle du stylisé, du synthétique, de l’artificiel.
Je sais qu’on dit souvent de l’art qu’il doit « faire droit au réel ». Ce que l’on entend par là, c’est que l’art doit montrer les choses comme la vie nous les présente. Que l’art ne peut rien leur ajouter qu’une autre réalité, la sienne, réduite à son concept, ou à son processus. Je ne crois pas à cela. Je crois qu’il faut cacher. Je cache toujours. Je cache comme l’araignée cache sa proie pour la manger, en l’enveloppant de sa toile. Je garde pour plus tard. Dans l’art, dans le désir, il n’y a d’avenir que dans ce « pour plus tard ». Le reste on le jette.
C’est mon obsession, ce mensonge protecteur, ce mensonge de sauvegarde, qui est
le seul à savoir protéger le réel, le seul à le faire durer un peu avant sa consommation. J’accepte ce destin pour mes photographies : être couvercle, l’emballage de quelque chose sur quoi l’on ment. Être l’image, permanente, transportable, imputrescible et menteuse.
Abigaïl Auperin
Abigaïl Auperin
Abigaïl Auperin
Abigaïl Auperin
Abigaïl Auperin
Abigaïl Auperin
Par la professeur d’histoire en théorie des arts et curatrice de l’exposition HU21
Aïna Rahery
Abigaïl Auperin se fait des films, littéralement. Les références qu’elle convoque – Phantom of the Paradise de Brian De Palma, Showgirls de Paul Verhoeven ou Annette de Leos Carax – sont d’ailleurs cinématographiques, comme sa méthode : pour chaque photographie, elle consacre un temps minutieux à l’écriture de story-boards, au repérage des décors, au choix des costumes, maquillage et accessoires, à la direction des modèles, leur expression, la position de leur corps et de leurs mains et, évidemment, à la création de la lumière. Les shootings, quant à eux, sont rapides. Ils capturent l’image mentale.
De ce cinéma intérieur, ses photographies ne nous révèlent pas grand-chose. Elles ne nous donnent accès à aucune intrigue, se contentent d’enregistrer le moment juste avant, ou juste après –
avant ou après quoi, on ne sait pas. C’est ce qu’elles nous disent, vous ne savez pas, vous ne saurez pas. Les images sont suspendues. L’essentiel se passe hors-champ.
La réalité qu’elle fait exister est à la fois totalement vraie et totalement artificielle – faite de 99 % de polyester et 1% d’idéal, pour reprendre deux de ses titres. Dans cette réalité́, l’écoulement du temps est aboli, aucun corps ne peut mourir, tout est neutralisé pour toujours. Son utilisation des archétypes, ses emprunts à l’esthétique publicitaire, au camp, à la peinture pompier ou rococo, au cinéma de genre, aux années 80, à ce que la culture occidentale a produit de plus factice, ne servent qu’à cela : préserver le réel du dépérissement ; nous préserver, nous, de la cruauté.
Plonger dans le faux jusqu’à ce qu’il devienne vrai, c’est ce que font les enfants qui jouent. Ils se projettent à corps perdu dans des mondes aux possibilités infinies en maniant des figurines. Ils les modèlent selon leurs angoisses et leurs désirs. Elles demeurent impassibles. Ainsi des figures féminines qui apparaissent dans les photographies d’Abigaïl Auperin pour mieux s’absenter. Contrairement aux images de publicité et de mode, inaccessibles mais bien réelles, que l’on désire sans jamais les posséder, elles s’offrent sans résistance. On peut les toucher, les triturer, les tordre, elles jouent le jeu. Elles nous donnent l’intégralité de ce qu’on attend d’elle, mais pas davantage. Leur vérité est ailleurs. On ne la connaît pas.